(Cour de cassation, 3e chambre civile, 9 octobre 2025 – n° 24-12.637, publié au bulletin)
Cette décision intéressera les praticiens dès lors qu’elle concerne une situation qui se rencontre fréquemment dans le cadre des procédures en fixation d’indemnités devant le juge de l’expropriation, à savoir celle de l’absence de réponse des expropriés.
Quels sont alors les pouvoirs du juge ? Doit-il entériner automatiquement la proposition indemnitaire de l’autorité expropriante ?
C’est à cette question que la Haute juridiction vient ici répondre. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle le fait de manière surprenante puisqu’elle opère un revirement et ce, seulement un an et demi après avoir rendu une décision contraire.
En effet, dans un premier arrêt en date du 15 février 2024 (Cour de cassation, 3e chambre civile, 15 février 2024 – n° 22-16.462), la Cour de cassation avait considéré que la Cour d’appel avait commis une erreur en fixant l’indemnité conformément à l’estimation du Commissaire du Gouvernement, laquelle était supérieure à l’offre de l’expropriant, et ce alors que les expropriés n’avaient ni interjeté appel, ni conclu en cause d’appel :
14. En statuant ainsi, alors que les expropriés n’avaient pas interjeté appel, principal ou incident, la cour d’appel a violé le texte susvisé. »
Ainsi, il découlait de cette décision qu’en absence de réponse des expropriés, le juge de l’expropriation ne pouvait retenir l’évaluation du Commissaire du Gouvernement si celle-ci était supérieure à l’offre de l’autorité expropriante.
Dans l’arrêt du 9 octobre 2025 commenté, la Haute Juridiction modifie son analyse à travers les considérants suivants :
« 5. Il résulte de ce texte qu’en matière d’expropriation, l’application du principe, énoncé à l’article 4 du code de procédure civile, selon lequel l’objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties, tient compte, d’une part, de la présence à l’instance du commissaire du gouvernement, qui est partie à la procédure, d’autre part, de la participation, active ou non, de l’exproprié à la procédure le concernant.
Ainsi :
- lorsque l’exproprié forme une demande, qu’il s’agisse de sa réponse à l’offre de l’expropriant pendant la phase de fixation amiable des indemnités de dépossession, ou du mémoire produit pendant la phase judiciaire, le juge ne peut statuer au-delà du quantum de celle-ci, y compris lorsque la proposition du commissaire du gouvernement lui est supérieure ;
- en revanche, en l’absence de réponse de l’exproprié aux offres de l’expropriant et de demande formée par mémoire remis dans le délai qui lui est imparti, le juge est tenu de fixer l’indemnité en fonction des éléments dont il dispose, au titre desquels figure la proposition du commissaire du gouvernement, celle-ci serait-elle supérieure à l’offre de l’expropriant.
6. Il en découle que, si l’exproprié n’a pas répondu aux offres de l’expropriant ni notifié de mémoire, le juge peut allouer une indemnité supérieure à l’offre de l’expropriant, dès lors qu’elle n’excède pas la proposition du commissaire du gouvernement. »
D’une part, la Cour de cassation rappelle que le Commissaire du Gouvernement est « partie à la procédure » et ce, dans une volonté toujours plus marquée d’affirmer l’indépendance de ce représentant de l’Administration fiscale.
En effet, s’il a été longtemps considéré par la Cour de cassation comme un simple conseiller technique (Cour de cassation, 3e chambre civile, 7 juin 2001 – n° 00-70.089), alors que le juge administratif le qualifiait de partie à l’instance (Conseil d’Etat, 13 décembre 1968, n° 71624), la Cour européenne des droits de l’homme a mis fin en 2003 à cette divergence jurisprudentielle en dénonçant la position dominante de ce dernier en raison du cumul des fonctions d’expert et de partie (CEDH, 24 avril 2003, affaire 44962/98, Yvon c/ France).
Dans cette affaire, le Commissaire du Gouvernement s’est vu reconnaître expressément la qualité de « partie à l’instance », ce que la Cour de cassation est venue confirmer quelques années plus tard à la suite d’un important toilettage du code de l’expropriation opéré par le décret du 13 mai 2005 (Cour de cassation, 3e chambre civile, 23 juin 2010, n° 09-13.516)
La Haute juridiction réaffirme donc, dans l’arrêt commenté, que le Commissaire du Gouvernement doit être aujourd’hui considéré comme une partie à part entière.
Un revirement de jurisprudence
D’autre part, et c’est en cela que cet arrêt est innovant, la Troisième Chambre civile vient interpréter l’article R 311-22 du Code de l’expropriation, en établissant une distinction claire selon le degré de participation de l’exproprié :
- Lorsque l’exproprié formule une demande (en réponse aux offres ou par l’intermédiaire d’un mémoire) : la Cour considère, au visa de l’alinéa 1 du texte que le juge ne peut statuer au-delà du quantum demandé, même si la proposition du commissaire du gouvernement est supérieure.
- Lorsque l’exproprié reste silencieux (pas de réponse aux offres ni de mémoire) : le juge peut allouer une indemnité supérieure à l’offre de l’expropriant, dans la limite de la proposition du Commissaire du Gouvernement (alinéa 3 du même article).
Jusqu’à présent, les juges de l’expropriation faisaient, dans leur grande majorité, une analyse globale des textes en considérant qu’en l’absence de réponse de l’exproprié, le juge devait entériner la proposition indemnitaire de l’expropriant, sans pouvoir se conformer à l’estimation du commissaire du gouvernement si celle-ci était supérieure à ladite proposition.
Dans cet arrêt qui a toutes les apparences d’une décision de principe, et sera publié au Bulletin, la Cour de cassation prend le contrepied de l’interprétation que faisaient jusque-là la plupart des juges du fond (v. par exemple Cour d’appel de Paris, décision du 15 février 2024, RG n° 21/21736).
Elle circonscrit le premier alinéa au cas de figure où l’ensemble des parties a répondu, en ce compris le Commissaire du Gouvernement qui, s’il est au-dessus des demandes, ne peut voir retenir sa proposition par le juge.
Cet arrêt a au moins le mérite de mettre fin à toute divergence d’interprétation de l’article R. 311-22 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique.
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Michaël Moussault est un spécialiste du droit foncier. Il intervient notamment sur les questions relatives aux acquisitions foncières (forcées ou amiables), ainsi que sur des questions relatives à la gestion des biens (occupations du domaine public ou du domaine privé) et aux problèmes d’éviction des commerçants et de relogement des occupants des immeubles acquis dans le cadre d’opérations d’aménagement.